L’interview qui suit, organisée et traduite par mes soins, a été réalisée sur Internet le lundi 13 juin auprès d’Iván Vélez, penseur espagnol qui appartient à l’École d’Oviedo. Cette dernière a été fondée par le philosophe marxiste Gustavo Bueno.


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L’hémicycle du Congrès des députés (photographie : El Mundo – Sergio González Valero)


  • Avant toute chose, je tiens à vous remercier d’avoir accepté cette interview. Pour commencer, j’aimerais que vous vous présentiez brièvement pour les lecteurs du blog. Qui êtes-vous ? Quelle est votre formation académique ? Quels sont vos centres d’intérêt ? De quoi parlent vos livres ?
Tout le plaisir est pour moi, c’est un bonheur de recevoir une telle demande. Je suis né à Cuenca, en Espagne, en 1972. Je suis architecte et, depuis deux décennies, j’étudie l’œuvre du philosophe espagnol Gustavo Bueno, fondateur du matérialisme philosophique. Je m’intéresse à tous les sujets liés à la philosophie de l’histoire, aux arts, à la politique, à la religion, aux sciences, etc.
J’ai écrit plusieurs livres, dont certains s’intéressent à la technique, commeAgua, hombres y máquinas en la España preindustrial (éditions Pentalfa, Oviedo, 2012), ou à l’histoire de l’Espagne, comme Sobre la leyenda negra (éditions Encuentro, 2014). Je vais publier cette année un autre ouvrage intitulé El Mito de Cortés. Si vos lecteurs veulent s’intéresser à mes travaux, ils peuvent consulter mon blog : http://ivanvelez.blogspot.fr/
  • Rentrons immédiatement dans le vif du sujet avec l’actualité politique espagnole. Le 26 juin prochain se tiendront de nouvelles élections générales. Comment voyez-vous la situation actuelle en Espagne ? Pensez-vous que ces nouvelles élections permettront la formation d’une majorité parlementaire et, par conséquent, d’un gouvernement ? Vont-elles résoudre les graves problèmes qui se posent aujourd’hui au pays ?
La situation politique de l’Espagne est très préoccupante étant donné le risque de balkanisation causé par une série de factions régionales qui ont obtenu bon nombre de leurs objectifs de dénationalisation [objetivos desnacionalizadores] grâce à la collaboration objective des partis majoritaires, capables de se vendre pour parvenir au pouvoir. Je pense cependant qu’après les élections, un gouvernement pourra être formé, bien qu’il faille douter de sa stabilité.
Quant aux graves problèmes dont vous parlez, tout spécialement le problème territorial, qui est le plus grave, il va être difficile d’y trouver une solution car plusieurs générations ont été éduquées dans la haine de l’Espagne et dans l’attachement le plus abrutissant à leur petite région natale [terruño].
  • Comment voyez-vous cette permanente campagne électorale, qui dure depuis deux ans ? Ne pensez-vous pas que cette « inflation » de la « politique politicienne » révèle la faiblesse générale des institutions, de la société et du pays ?
Je la vois inévitablement avec lassitude. L’« inflation » dont vous parlez montre à quel point les hommes politiques professionnels sont incapables de trouver des solutions aux grands problèmes nationaux. Pourtant, les citoyens eux aussi sont responsables et, par conséquent, coupables de cette situation, même s’ils sont adulés par les hommes politiques, qui en dépendent pour se maintenir en poste.
  • Comment qualifieriez-vous le bilan de la neuvième législature et du gouvernement Rajoy ? Selon vous, est-il vrai qu’il s’est excessivement concentré sur les sujets économiques ?
Lorsque Rajoy arrive au pouvoir, il trouve une Espagne au bord de la banqueroute et c’est pourquoi il a concentré ses efforts sur la résolution de cette situation qui lui avait été laissée par Zapatero. Je crois néanmoins qu’il aurait davantage dû freiner les séparatistes car il faudrait lui rappeler que toute économie est politique.
  • Ortega y Gasset disait que l’on ne peut résoudre le problème du nationalisme catalan et qu’il faut l’endurer [conllevarlo]. Partagez-vous ce pessimisme ? Pensez-vous qu’il puisse exister une solution satisfaisante que permette l’« insertion » [encaje] définitif de la Catalogne en Espagne ?
Ortega, qui a eu un grand impact du fait de son importante présence dans la presse de l’époque, est une figure surestimée dont l’envergure cache quelques-unes de ses plus grandes insuffisances – je rappellerai ici la fameuse phrase « l’Espagne est le problème, l’Europe est la solution ».
Si l’on prend en compte l’affirmation que vous évoquez, il est évident qu’endurer le problème du nationalisme catalan ne résout rien. D’un autre côté, cela n’a aucun sens de parler de l’« insertion » de la Catalogne en Espagne, d’abord parce qu’elle n’a jamais été « désinsérée » (DESENCAJADA), c’est-à-dire qu’elle n’a jamais été une structure politique différenciée ou indépendante, et parce que parler d’« insertion », c’est faire le jeu des sectes catalanistes, qui sont toujours en quête de privilèges. Une nation politique ne peut permettre des asymétries, des discriminations ou des violations de la loi.
  • Les développements les plus récents en Catalogne semblent indiquer qu’une rupture est proche entre Junts pel Sí [coalition indépendantiste au pouvoir] et la Candidature d’Unité populaire [parti indépendantiste de gauche « radicale » qui soutient Junts pel Sí]. Comment voyez-vous la situation politique et institutionnelle dans cette communauté autonome ?
La situation est très complexe, bien que les deux formations, idéologiquement opposées, soient unies par un phénomène aussi puissant que l’hispanophobie. Il est à prévoir, cependant, que l’instabilité augmente dans cette région.
  • Le monde politique espagnol (en particulier à droite) a coutume de dire que Podemos est un parti populiste, dangereux, communiste, chaviste, de rupture. Partagez-vous cette analyse ou avez-vous une vision différente du « phénomène » incarné par Pablo Iglesias ?
Je partage un certain nombre des étiquettes que vous avez citées (« populiste », « dangereux », « de rupture »), bien qu’il me semble que Podemos ne puisse être taxé de « communisme ». Selon moi – et c’est ce que je développe dans un chapitre de l’ouvrage collectif Podemos, ¿comunismo, populismo, socialfascismo?(éditions Pentalfa, Oviedo, 2016) -, Podemos cherche, par son appel à une « seconde transition », à achever l’œuvre de dénationalisation de la constitution de 1978, dont il n’est qu’un sous-produit.
  • Comment voyez-vous le premier bilan des gouvernements « progressistes » dans les communautés autonomes et les grandes mairies espagnoles ?
Totalement idéologique et marqué par de nombreux mythes cultivés dans l’Espagne des dernières décennies.
  • Un gouvernement de coalition entre le PSOE et Unidos Podemos serait-il pire qu’un gouvernement Rajoy ?
Oui, car bien que le PP ait démontré son incapacité à résoudre le problème territorial, la coalition PSOE-Unidos Podemos est à la recherche d’un État fédéral flou dans le cas des socialistes et d’un État « plurinational » absurde dans le cas de la gauche « radicale ». Dans les deux cas, l’Espagne en sortirait affaiblie, les inégalités augmenteraient entre les Espagnols et de nouvelles barrières internes seraient construites.

  • Aujourd’hui, personne ne semble satisfait de la constitution de 1978 et tous les partis défendent l’idée selon laquelle il faut la réformer (voire l’abolir et la remplacer par un nouveau texte fondamental). Une telle réforme vous paraît-elle nécessaire ? Les problèmes de l’Espagne actuelle viennent-ils de sa constitution ou plutôt des hommes qui incarnent les institutions ?
Nombreux sont les Espagnols qui pensent que la constitution de 1978 doit être changée, bien que les causes soient diverses et que les objectifs soient distincts.Je crois néanmoins en la nécessité d’une réforme qui renforce la nation au lieu de suivre le chemin ouvert par la constitution de 1978. Je suis également conscient du fait qu’étant donné l’ambiance idéologique qui règne en Espagne, cette réforme est un sujet délicat qui exigerait du doigté de la part du réformateur car c’est l’existence même de l’Espagne qui est en jeu.
  • Le système des communautés autonomes vous paraît-il viable ? Si ce n’est pas le cas, quel est le modèle territorial que vous défendez ?
S’il s’agit d’augmenter les inégalités entre des Espagnols parqués dans des régions, ce système est pleinement viable, bien que je ne pense pas que cela soit le but recherché dans une nation politique de citoyens.
Les réformes devraient s’orienter vers la limitation des compétences des communautés autonomes, avec une récupération de divers domaines par le gouvernement central, comme l’éducation ou la santé. Il faudrait aussi limiter l’action extérieure des communautés pour éviter qu’elles entrent en concurrence avec la nation. N’oublions pas que, dans le cadre des processus indépendantistes, les puissances tierces jouent un rôle fondamental.
  • Ne vous semble-t-il pas que le récent passé franquiste est utilisé pour justifier tout type de réformes et de décisions nocives pour l’Espagne ?
La vision que nous avons du franquisme est en effet celle d’une période obscure et stable durant quarante ans. Le recours permanent à un franquisme ainsi présenté est un cliché de l’ensemble du spectre politique espagnol, qui ignore les différentes forces qui ont agi au sein du franquisme lui-même et qui se sont affrontées entre elles. Par ailleurs, si le franquisme est diabolisé,l’éphémère et turbulente Seconde République est mythifiée avec excès et considérée par beaucoup comme un moment lumineux – peut-être le dernier de notre histoire.
  • Quel est le bilan que vous tirez des trente années d’appartenance de l’Espagne aux institutions européennes ? Le pays a-t-il un avenir au sein de l’Union européenne ? Si ce n’est pas le cas, que devraient faire les dirigeants espagnols à ce sujet ? Organiser un référendum de type britannique ? Tenter de réformer l’Union européenne de l’intérieur ?
Je crois que ce bilan est négatif car l’Europe (rappelons-nous le cas d’Ortega) est l’échappatoire dans laquelle s’engouffrent tous ceux qui n’ont aucun projet national pour l’Espagne. Par ailleurs, l’Europe n’est jamais qu’un vaste marché, un de plus parmi tous ceux qui existent sur la planète, et notre incorporation dans ce marché s’est faite au prix de la désindustrialisation et de la reconversion, dans une grande mesure, dans le secteur des services.
Il faudrait au minimum exiger des dirigeants qu’ils modèrent leur enthousiasme européiste et qu’ils tentent un rapprochement vers l’Amérique hispanique, car je considère que c’est là-bas qu’est notre avenir.
  • Ne vous semble-t-il pas que les « malentendus », pour ainsi dire, entre l’Espagne et l’Europe ont des racines bien plus profondes que la crise actuelle ? Comment le pays pourrait-il exister sur le continent européen, avec des voisins aussi puissants que la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni ?
Il y a en effet en Espagne, comme le disait Unamuno, une grande imbécillité [papanatismo] européiste qui empêche de voir à quel point l’Europe est un club dans lequel certains membres imposent leurs normes et leurs intérêts. L’Europe, comme l’a dit Bueno, est une biocénose politique. Derrière la propagande, l’on trouve toujours la lutte pour la survie.
  • Pourriez-vous nous expliquer à grands traits les principales orientations de ce que serait une bonne politique extérieure pour l’Espagne ?
Je crois que cette politique étrangère devrait s’orienter vers l’Amérique hispanique. Nous disposons d’un outil extrêmement puissant qui facilite énormément les relations : la langue espagnole.
  • Un commentaire pour achever cette interview ?
Je voudrais simplement vous remercier pour votre temps et suggérer à vos lecteurs qu’ils s’initient à l’œuvre de Bueno.